Le soleil brillait, réchauffant de ses rayons la terre encore fraîche de rosée. Déjà, le village s’activait, car aujourd’hui était un grand jour. Cairne Sabot-de-Sang, le chef de la tribu taurene, rendait visite au village portant son nom. Les tables avaient été dressées autour du feu de joie, et des chasseurs étaient partis tôt pour rapporter suffisamment de viande, consommée sans modération durant les banquets. L’esprit était à la fête, et les adultes étaient bien trop occupés pour prêter attention aux taurenons qui jouaient librement aux alentours du village. Dans les hautes herbes, quelque chose bougeait. Non pas un insecte, ou un oiseau prenant son envol. Pas plus qu’une plante ou un arbuste bercé par le vent. Non. Ce quelque chose avait toute l’allure nonchalante d’une queue battant paresseusement les airs, et dont le propriétaire ne semblait pas inquiété. Tout dignes qu’étaient les taurens, il était un âge où il y avait des choses bien plus importantes à faire que de s’inquiéter pour son amour propre, une queue en l’air fut elle du plus ridicule. Et ce quelque chose de si important, la petite taurene était bien décidée à l’accomplir. C’est ainsi que, rampant à travers les herbes en prenant bien garde à ne pas se faire repérer, se tenant dans le sens du vent, elle s’approcha d’un trotteur qui grattait le sol à la recherche de sa pitance.
L’animal, faisant bien son mètre cinquante de haut, aux pattes longues et robustes, pourvues de griffes luisantes pouvant déchirer d’un coup le gosier d’un loup par trop entreprenant, d’un bec tout aussi acéré, était une proie délicate pour les jeunes chasseurs. Mais pas pour cette petite taurene. Sure de son coup, elle avançait, observant, s’arrêtant par à coup, modifiant sa trajectoire en fonction de la brise changeante et des aléas de l’animal.
Elle se figea, attendit. La terre vibrait sous la marche de tous ses habitants, et elle sentait en elle ce lien qui les unissait. En laissant vagabonder son esprit, elle aurait pu tour à tour partager la joie du festin d’un clan de fourmis à quelques mètres d’elle, la détresse de jeunes rapaces, quelque part sur les hauteurs, qui attendaient le retour de leur mère, partie chasser, la faim d’un loup solitaire qui errait aux abords des chemins, espérant tomber sur plus faible que lui… Mais l’heure n’était pas à l’oisiveté. Aussi fort que fut l’appel de la terre, elle résista, concentrant son esprit sur la marche du trotteur.
Et quand celui-ci plongea le bec dans la terre, ayant repéré sa proie, elle n’hésita pas une seconde et lui sauta dessus, enroulant ses deux bras maigres autour du long cou de l’animal, enserrant le puissant poitrail entre ses cuisses.
L’animal hurla, se débattit, agitant du mieux qu’il pouvait ses deux moignons d’ailes, trop courtes pour voler, sautant, lançant des coups de pattes et de becs frénétiques que la jeune taurene évita de justesse. Elle tint bon, serrant du plus fort qu’elle le pu. Plus affolée que téméraire, elle poussa un cri quand le trotteur, dans un dernier élan d’espoir pour faire chuter sa cavalière, s’élança à toute allure, enfonçant ses griffes profondément dans la terre pour se propulser par de grands bonds puissants.
Et c’est ainsi qu’elle atteignit le village, juchée sur sa drôle de monture. Les uns s’écartèrent, ébahis, sans trop comprendre ce qui arrivait, d’autres n’eurent pas cette chance et, pris par surprise, furent piétinés par l’animal fou de terreur.
Il pénétra plus avant dans le village, poursuivit par des cris et des jurons, et finit par trébucher sur l’un des bancs que venaient de déposer les villageois. S’allongeant de tout son long, l’animal fit dégringoler la petite taurene qui roulis-boula jusqu'à atterrir au pieds du grand totem sacré, gardien du village, cul par-dessus tête.
Elle souffla sur sa queue, qui lui masquait la moitié du visage, pour distinguer, au-delà du nuage de poussière qu’elle avait soulevé, Moothata l’Ancienne qui assénait un coup de balai sur le crâne de l’animal, si puissant que le manche se brisa. Le trotteur, qui venait à peine de reprendre ses esprits, était maintenant étourdi. Il fit un pas en avant, puis, se retournant, il s'effondra.
Tous les regards se tournèrent vers elle, tandis qu’elle se redressait en sautant sur ses sabots pour faire tomber la poussière de ses vêtements et de son pelage. Un énorme tauren, à la musculature plus qu’imposante, s’avança alors pour se poster devant elle. La petite taurene leva la tête vers lui, et le considéra en rougissant, se tordant les doigts.
- Naholia… Gronda celui-ci. Et sa voix gutturale fit frissonner l’enfant. J’aurais du m’en douter…
Il se pencha vers elle, soufflant par ses énormes naseaux un air chaud sur son visage, finissant ainsi de la dépoussiérer. Plongeant son regard au fond des yeux de la jeune taurene, il semblait lire en elle la plus petite parcelle de son esprit.
Il lui attrapa alors l’oreille entre deux doigts, et pinça, tirant dessus jusqu’à la faire geindre. Elle se tortilla pour lui échapper, mais chaque mouvement ne faisait qu’empirer la douleur, et la mettre dans une position de plus en plus inconfortable.
- Aaaaah! Cria t’elle, des larmes perlant aux bords des yeux. Arrête, tu me fais maaaal!
N’émettant pas le moindre remord, il l’entraîna jusqu’à son tipi, sous le rire de plusieurs villageois qui préféraient admirer la correction plutôt que de se remettre aux préparatifs.
La forçant à s’asseoir, il la lâcha enfin et s’installa en face d’elle, sur un épais tapis de fibres tissées, aux motifs colorés.
Sanglotant, elle gardait les yeux fermés, attendant une punition digne du coup de balai ayant assommé le trotteur. Mais quand, au bout de quelques minutes, les larmes se tarirent et que la punition ne se faisait toujours pas sentir, elle osa ouvrir un œil, puis les deux, pour découvrir Gavrogh Mufle-de-Pierre allumant son calumet, aussi calme qu’a son habitude.
Celui-ci leva sur elle un œil surmonté d’une épaisse arcade broussailleuse, et souffla un rond de fumée blanchâtre.
- Tu sais qu’à cause de toi, le village risque de ne pas être prêt à temps pour l’arrivée de notre chef à tous ?
Elle ouvrit la bouche, la referma, cherchant des mots qu’elle ne trouvait pas. En désespoir de cause, elle se remit à pleurer, enfouissant son visage entre ses genoux repliés.
Gavrogh attendit calmement qu’elle eu pleuré tout son saoul, en continuant de souffler des ronds de fumée, tantôt par la bouche, tantôt par les naseaux.
Les minutes s’égrenèrent, mais ses sanglots restaient incontrôlables. Le tauren posa alors sa lourde main sur la frêle épaule de l’enfant, en fixant sur elle son regard qui ne cillait pas.
Sentant ce contact ami, Naholia redressa la tête, reniflant bruyamment et s’essuyant les joues du revers de la main.
- Je… Je voulais juste vous aider… Articula péniblement la petite taurene, avant de se remettre à pleurer.
- Dans la tribu taurene, comme partout dans le monde… Commença t’il, de sa voix profonde et grave. Il y a toute sortes d’individus. Il y a les chasseurs, dont le rôle est de ramener la viande, et les peaux au village, les guerriers, qui nous protègent, il y a aussi des cueilleurs, des artisans… Mais aussi des pères, et des mères, dont le seul rôle, en dehors des jours sombres, est d’élever leurs enfants, et de participer aux tâches du village qui ne requièrent pas de grandes capacités. C’est là qu’est ta place, Naholia, et nul ne saurait changer cela.
Elle leva vers lui ses grands yeux rougis d’avoir trop pleuré, et bafouilla quelque parole incompréhensible avant de sangloter à nouveau. Puis, déterminée, elle se força à se calmer.
- Mais je ne veux pas, moi! S’écria t’elle. Vous avez fait une erreur, quand je suis née et que vous avez dit que je pourrais pas honorer la tribu! Vous accordez tous tellement d’importance aux autres, pourquoi moi j’ai pas le droit d’être comme eux?! Pourquoi?
Une nouvelle fois, les larmes lui piquèrent les yeux, une nouvelle fois, tout son corps s’agitant, elle se remit à sangloter.
Gavrogh ne pouvait que lui donner raison. Lors des naissances, en compagnie des parents, les maîtres visitaient l’enfant, décelant en lui une particularité qui ferait de lui un être d’exception. Des lors, celui-ci était traité avec déférence, et la fierté du village.
Naholia était orpheline. Son père, druide de grand talent, mourut en défendant les Pitons du Tonnerre. Aussi s’attendait on à ce que son enfant soit digne d’être son successeur, mais les choses ne se passèrent pas comme tous s’y attendaient.
Gavrogh était là lors de sa venue au monde, lorsque sa mère mourut en lui donnant la vie, par une nuit orageuse. Un mauvais présage, et une enfant sans pouvoir.
Lui-même avait eu trois fils, deux guerriers et un chasseur, tous morts lors de combat contre les chiens de l’Alliance. Mais tous trois avaient vécu, et péri, avec honneur. Aussi, pris d’affection pour cette enfant sans avenir, sans promesse de gloire, s’occupa t’il d’elle comme de sa petite-fille.
Mais plus le temps passait, moins Naholia supportait d’être ainsi exclue des événements. Gavrogh songea qu’il lui faudrait bientôt réellement aplanir les choses avec elle, avant qu’elle ne décide de rejoindre une tribu taurene renégate, ou pire, l’Alliance.
Il chassa tous ces tracas de ses pensées, et tapota le dos de la petite taurene, qui repoussa sa main d’un geste maladroit.
- Laisse moi!
- Si tu restes ainsi à pleurer, tu vas manquer les festivités, et je ne doute pas que Cairne Sabot-de-Sang sera très intéressé par ton acte de bravoure…
A ces mots, elle releva la tête, toute tristesse chassée de son regard où ne brillait plus que l’espoir.
- Tu le crois vraiment? Tu… Tu crois vraiment que Cairne il sera content de moi?
- Tu ne le sauras que lorsque Cairne l’aura entendu. Mais d’ici là, tu vas d’abord me réparer les dégâts, et présenter tes excuses aux villageois. Grogna t’il, en la poussant vers la sortie.
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